Les humanitaires
Les humanitaires avaient besoin de créer, de créer sans cesse.
Peu importe quoi ou comment, créer des œuvres ridicules, des objets inutiles. Créer
pour laisser au monde quelque chose, laisser savoir qu’ils
existaient.
Sans cette création, les humanitaires disparaissaient. D’abord leurs orteils rapetissaient, et tranquillement, ils semblaient
simplement devenir des trous, des crevasse au bout des pieds, puis
les pieds eux-même s’intériorisaient, et ainsi de suite :
jambes, tronc inférieur, puis les doigts s'enfonçaient vers
l'intérieur du bras, et les mains et les bras eux-mêmes. Si les
humanitaires ne pouvaient toujours pas se remettre à créer, leur
torse et leurs bras disparaissaient, seuls leurs poumons et leur cœur demeuraient actifs, alors que, si l’absence de création
continuait, leur cerveau lui-même se mettait à diminuer, leur nez
s’enfonçait dans leur visage, et leurs yeux, leur bouche, leurs
oreilles se faisaient comme aspirer et disparaissaient à l’intérieur
du crâne, le crâne s’enfonçait dans le torse, le cou
manquait, si bien qu’éventuellement, ils devenaient une simple
boule de chair avec un trou pour la respiration, un cœur qui bat un
peu et des poumons qui respirent difficilement.
Rendu
à ce stade, il ne restait pas grand-chose à faire pour les aider.
On avait entendu parler de boules humanitaires qui avaient pu
reprendre leur forme d’origine, lorsqu’on les avait découvert,
et qu’un ou plusieurs des membres des découvreurs savaient comment
s’occuper d’un humanitaire. On leur permettait alors, grâce à
des stimulations, de bouger de façon originale, ce qui constituait
une sorte de danse, donc de création. Lorsque des cordes vocales
réapparaissaient, on leur permettait d’émettre certains sons qui
leur servaient de voie d’expression créatrice musicale. Puis,
lorsque des protubérances s'apparentant à des membres revenaient
à la surface du corps, les intervenants leur mettaient des crayons
ou des fusains sur le membre, les entouraient de ruban adhésif, et
laissaient l’humanitaire s’exprimer sur un canevas.
Avec le temps, il était possible qu’un humanitaire retrouve sa
forme normale. Parfois. Mais l’équilibre demeurait précaire, une
fois que l’on sait que l’on peut devenir une boule de chair informe et stagnante, cette possibilité demeure en nous, et le
risque d’y retourner reste plus élevé.
Cependant, l’inverse s’avérait aussi dangereux : si
l’humanitaire s'enflammait dans une folie de création
ininterrompue, ses membres et son corps, contrairement à la
situation précédente, se mettaient à s’allonger, le torse à
gonfler, la tête à s’enfler, et ainsi l’organisme nécessitait
de plus en plus de ressources, tant et si bien que l’environnement
ne pouvait plus fournir, et que le corps dépérissait sous le poids
de sa propre demande d’énergie, et s’éteignait, puisque les
ressources n'avaient pas le temps d'arriver aux cellules avant qu’elles
n’aient généralement épuisé toute leur énergie interne.
Difficile de dire ce qui était pire…
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